Jacques Camatte
Contre la domestication
Contre la domestication
Jamais la société capitaliste n’a connu une période aussi critique que celle que nous vivons. Tous les éléments de la crise classique existent à l’état permanent, sauf une diminution de la production qui n’affecte que certains pays et de façon limitée. On assiste à une décomposition des rapports sociaux et de la conscience traditionnelle. Chaque institution pour survivre récupère le mouvement qui la conteste (l’Eglise catholique ne compte plus le nombre de ses aggiornamenti) ; la violence et la torture qui devraient soulever tous les hommes, les mobiliser, sont florissantes et à l’état endémique à l’échelle mondiale ; vis-à-vis de la torture pratiquée actuellement la « barbarie » nazie apparaît comme une production artisanale, archaïque. Tous les éléments sont réunis pour qu’il y ait une révolution. Qu’est-ce qui inhibe les hommes, les empêche d’utiliser toutes ces crises pour transformer les troubles dus à la nouvelle mutation du capital, en catastrophe pour celui-ci ?
La domestication qui s’est réalisée quand le capital s’est constitué en communauté matérielle a recomposé l’homme que, au début de son procès, il avait détruit-parcellisé. Il l’a recomposée à son image en tant qu’être capitalisé, ce qui est le complément de son procès d’anthropomorphose. Un autre phénomène intimement lié au précédent vient accentuer la passivité des hommes : l’échappement du capital. Il y a perte de contrôle des phénomènes économiques et ceux qui sont placés pour avoir une influence sur eux se rendent compte qu’ils sont impuissants, qu’ils sont complètement débordés. A l’échelle mondiale cela se traduit par une crise monétaire[1], la surpopulation, la pollution, l’épuisement des ressources naturelles. Ces deux phénomènes expliquent que ceux qui professent la révolution et qui croient pouvoir intervenir pour l’impulser ou accélérer son cours, récitent en fait des rôles du siècle passé ; la révolution leur échappe. Quand il y a une secousse, elle se fait en-dehors d’eux. Ils doivent alors courir après la « révolution » afin d’être reconnus.
Les êtres humains sont, au sens strict, dépassés par le mouvement du capital sur lequel ils n’ont depuis longtemps, aucune prise. D’où pour certains la seule solution est la fuite dans le passé avec la recherche mystique (cf. la vogue du zen, du yoga, du tantrisme, etc., aux E.-U.) et celle des vieux mythes, le rejet de la science despotique qui régit en fait la totalité de la vie, et de la technique ; le tout souvent combiné à la pratique de la drogue qui donne l’illusion d’une accession rapide à un monde différent de celui d’horreur où nous vivons (pire que le monde sans cœur dont parlait Marx dans La critique à la philosophie de droit de Hegel). Pour d’autres, la solution ne peut être apportée que par la science et la technique. Ainsi beaucoup d’adeptes du mouvement de libération de la femme voient leur émancipation dans la parthénogenèse ou dans la fabrication des bébés en éprouvettes[2] ; d’autres pensent pouvoir combattre la violence en mettant au point des remèdes contre l’agressivité, etc. D’une façon générale, pour ces personnes, chaque problème connaîtra sa solution scientifique. Elles sont donc passives ; l’homme à leurs yeux devient un simple objet manipulable. Elles sont inaptes à créer de nouveaux rapports interhumains (et là elles se rencontrent avec les adversaires de la science), et ne se rendent pas compte qu’une solution scientifique est une solution capitaliste, car elle élimine l’homme et permet un contrôle absolu sur la société.
Ainsi ceux qui veulent faire quelque chose se rendent compte qu’ils n’ont aucune prise solide sur la réalité. Lorsqu’ils essaient de masquer ce fait, leur impuissance transparaît encore plus clairement. Les autres, la « majorité silencieuse », sont pénétrés de l’inutilité de l’action car ils n’ont aucune perspectives. Leur silence n’est pas acceptation pure et simple, mais plutôt incapacité d’intervention. La preuve en est que lorsqu’ils sont mobilisés, ils ne le sont pas pour quelque chose, mais contre quelque chose. C’est la passivité négative.
Il est important de noter que les deux groupes ne peuvent être catalogués les uns à droite, les autres à gauche. La vieille dichotomie politique ne peut plus opérer ici. C’est un élément de confusion important car, auparavant, ceux qui se réclamaient de la science étaient gens de gauche, alors que, maintenant, elle est condamnée par la nouvelle gauche, aux E.-U. par exemple. La dichotomie persiste en ce qui concerne les vieux regroupements, les rackets du passé (partis de gauche et droite) mais, ici, elle est vraiment superfétatoire ; tous d’une façon ou d’une autre défendent nettement le capital ; les plus actifs étant les divers partis communistes parce qu’ils le défendent dans sa structure actuelle scientifique, rationnelle.
Tous tant qu’ils sont opèrent dans un même mouvement qui est celui de la destruction de l’espèce humaine. En effet, la réduire à un certain nombre de conduites passées ou la soumettre à un mécanisme technologique, cela aboutit au même résultat. Cette dualité participant d’un même devenir et le fondant, apparaît à partir du moment où le MPC commence à dominer réellement le procès de production et qu’il devient une force au sein de la société (début du XX° siècle). Aux apologètes du capital s’oppose Carlyle par exemple[3]. Marx est un dépassement : il affirme la nécessité » du développement des forces productives (donc de la science et de la technique) et dénonce leur effet immédiat négatif sur les hommes ; pour lui, cela conduira à une contradiction telle que le développement des forces productives ne sera possible qu’avec la destruction du MPC. Alors les hommes les dirigeront : il n’y aura plus d’aliénation. Mais ceci présupposait que le capitalisme ne pourrait pas vraiment s’autonomiser, qu’il ne pourrait pas échapper aux contraintes de sa base sociale-économique sur laquelle il s’est édifié : la loi de la valeur, l’échange capital-force de travail, l’équivalent général rigoureux, etc.
Or, le capital s’est autonomisé par rapport à sa base qu’il a tout simplement intériorisée, et, à partir de là, il a effectué un échappement. D’où son développement impétueux depuis plusieurs années qui fait courir de graves menaces à l’humanité et à la nature entière. Même les tenants du discours euphorique et somnifère ne peuvent pas les ignorer. Dans une certaine mesure ils sont obligés de se mettre sur le terrain de ceux qui tiennent le discours apocalyptique. L’apocalypse est à la mode parce que notre monde est à sa fin. Un monde où l’homme, tout dégradé, infirme qu’il fût, était encore une norme, un référentiel. Après la mort de dieu, celle de l’homme est proclamée. L’un et l’autre laissent la place à la déesse-servante du capital : la science qui se présent à l’heure actuelle comme étant recherche de mécanisme adaptatifs (accommodation, intégration) des êtres humains et de la nature au MPC. Il est évident que les êtres les moins détruits, avant tout les jeunes, n e puissent pas accepter une telle adaptation-domestication ; d’où leur refus du système.
Le procès de domestication s’est parfois accompli de façon violente (accumulation primitive) mais le plus souvent de façon insidieuse parce que les révolutionnaires acceptaient les mêmes éléments que le capital, le développement des forces productives, et exaltaient la même divinité, la science. Ainsi la domestication et la conscience répressive nous avaient plus ou moins fossilisés dans une attitude centenaire, figé nos gestes, stéréotypé nos pensées. On formait une armée de statut de sel tournée vers le passé, même quand on croyait lorgner l’avenir. Mais la vie a fait irruption et a relancé le mouvement, le devenir au communisme. En effet il n’y a pas eu production d’une nouvelle théorie ni de nouveaux modes d’action. L’important fut ce qui était visé, le point sur lequel porta la contestation revendicative. Il ne s’agissait pas de politique, d’idéologie ni de science, même sociale puisqu’elle fut récusée en totalité ; une exigence vitale s’est affirmée à la fois contre cette société et en dehors d’elle : en finir avec la passivité imposée par le capital, retrouver la communication entre les êtres, atteindre une créativité libérée, une imagination sans frein au sein d’un devenir humain.
A partir de mai-juin 1968 tout a changé et tout change. C’est pourquoi il n’est pas possible de comprendre l’insurrection lycéenne et son devenir possible sans faire référence à ce mouvement.
Nous avons caractérisé mai-juin 68 comme manifestant l’émergence de la révolution et nous avons affirmé qu’à partir de lui commençait un nouveau cycle révolutionnaire. Cependant nous l’avons fait en nous fondant sur un schéma classiste[4]. Ainsi nous affirmâmes que le mouvement de mai aurait pour résultat de ramener le prolétariat sur sa base de classe. De plus nous trouvions dans les événements de l’époque confirmation du déroulement de la révolution selon Marx. D’abord interviennent les classes, les couches sociales les plus proches de la communauté en place, les plus liées objectivement à l’Etat, puis les classes opprimées qui résolvent radicalement les contradictions que les autres couches sociales tentèrent de réformer. Le déroulement de la révolution anglaise comme celui de la révolution française furent le substrat de la réflexion de Marx. Au cours de cette dernière, il y eut dans un premier temps intervention des nobles (la fameuse révolution nobiliaire d’avant 1789) qui entraîna-facilita la lutte des bourgeois, en même temps qu’elle provoqua le despotisme éclairé, puis ce furent les couches bourgeoises moins liées à l’Etat, formant une espèce d’intelligentsia comme le remarqua Kautsky. Mais la faillite de la réforme, la cassure au sein du système puis la chute de la royauté propulsèrent les paysans et les bras-nus (la quart-état, le futur prolétariat) : ce sont eux qui opérèrent enfin la discontinuité et créèrent l’impossibilité de tout retour en arrière ; sans eux la révolution eut été, en tant que changement de mode de production, beaucoup plus longue. En Russie on a eu un déroulement similaire. Ainsi on peut dire que ceux qui sont les plus opprimés et ont objectivement le plus intérêt à se révolter - formant pour certains la vraie classe révolutionnaire – ne peuvent en fait se mettre en mouvement qu’à partir du moment où la faille s’est produite au sein de la société, où l’Etat à été considérablement affaibli. A partir de ce moment une perspective peut se faire jour, ne serait-ce qu’au travers de la constatation que la vie ne peut plus se dérouler comme avant. Alors il faut bien entreprendre quelque chose. Ce déroulement est un des éléments qui contribue à donner à toute révolution un caractère non strictement classiste. Pour la révolution communiste ceci sera plus accentué parce qu’elle ne sera pas l’œuvre d’une classe, mais de l’humanité se soulevant contre le capital.
Au sein de ce qu’à un moment donné nous avons nommé classe universelle et que nous pouvons tout simplement désigner par humanité (aujourd’hui ensemble des esclaves au capital), les couches sociales les plus proches du capital (ce que nous définîmes nouvelles classes moyennes et les étudiants) se sont rebellés contre le système. Elles se perçurent en tant que couches distinctes dans la mesure où elles se proclamèrent détonateurs d’un phénomène qui devait révolutionner, impulser le prolétariat. La révolution réapparut donc en se travestissant de vieux habits, engoncée dans de vieux schémas.
Toutefois l’analyse classiste que nous fîmes ne faisait qu’interpréter un phénomène réel ; d’où aussi la possibilité pour les acteurs essentiels de mai de se percevoir selon les antiques schémas. En effet ce furent – et cela se vérifie toujours plus – les hommes et les femmes qui sont amenés à remplir les fonctions les plus strictement liées au procès de vie du capital et, surtout, qui doivent le justifier et maintenir sa représentation[5] qui se sont rebellés ; mais cette révolte est absolument récupérable tant qu’elle se meut dans la vieille ornière de la lutte des classes : vouloir régénérer le prolétariat qui doit accomplir sa mission.
C’est là que se dévoile l’impasse. Le rôle du prolétariat était de détruire le MPC afin de libérer les forces productives emprisonnées dans celui-ci ; le communisme ne pouvant commencer qu’à partir de cet acte. Or, loin de les inhiber, le capital les exalte, car elles ne sont pas pour l’homme mais pour lui. Alors le prolétariat est superflu. L’inversion indiquée plus haut – rendue possible grâce au développement de la science – est corrélative à la domestication des hommes, c’est-à-dire à leur acceptation du devenir du capital, théorisé par le marxisme lui-même défenseur acharné de l’accroissement des forces productives. Au cours de ce devenir le prolétariat en tant que producteur de plus-value fut nié par la généralisation du salariat et la destruction de toute distinction possible entre travail productif et improductif. A partir de ce moment, ce qui était désigné, exalté comme prolétariat devenait le plus sûr soutien du MPC. Que veut ce prolétariat et que veulent ceux qui parlent en son nom ou se contentent de le vénérer ? Le plein emploi, l’autogestion, c’est-à-dire la pérennité du MPC grâce à son humanisation. Pour eux tous, le procès de production étant rationalité en acte, il suffirait de le faire fonctionner pour les hommes. Or, cette rationalité, c’est le capital.
La mythologie du prolétariat explique ce que nous avons appelé le populisme de Mai qui est plutôt le prolétarisme de Mai ; aller au prolétariat, réveiller ses vertus combatives, lui rappeler ses capacités d’abnégation ; alors il fuira ses mauvais chefs pour suivre les prolétaristes sur le chemin de la révolution.
Avec Mai 68 commence le temps du mépris et de la méprise. On se méprise parce qu’on n’est pas « prolo » et l’on méprise l’autre pour la même raison, tandis que chacun se méprend sur le prolétariat considéré comme la classe toujours potentiellement révolutionnaire. Ce n’est qu’une autre façon d’exprimer l’impasse où se trouve le mouvement de contestation de la société en place. Mais elle ne s’est pas dévoilée clairement et subitement car la phase d’enthousiasme qui suivit Mai accorda une certaine vie au mouvement contestataire lui permettant de laisser entre parenthèses les questions essentielles. De plus, le choc de mai avait fait revivre, reémerger des courants du mouvement ouvrier qui avaient été ensevelis dans l’oubli, sous le mépris des partis en place : le mouvement des conseils avec toutes ses variantes, le KAPD, ou des individualités comme Lukacs, Korsch, etc. Cette résurrection du passé était indice à la fois de l’impossibilité de prise directe sur la réalité et de l’incapacité de celle-ci à engendrer d’autres formes de lutte, d’autres approches théoriques. Refaire en pensée un chemin parcouru est encore une forme de révolte, car c’est ne pas accepter le diktat du simple devenu. Elle peut être le point de départ de la recherche du moment où l’errance de l’humanité s’est produite ; première tentative pour lever la fatalité qui l’a projetée hors de sa voie humaine, dans l’enfer productiviste.
Impasse est une image insuffisante, c’est-à-dire qu’elle n’englobe pas en elle tous les éléments du devenir qu’on veut y projeter. En fait c’est au bout de l’impasse, devant le mur que se trouvent les différents groupes de ce vaste courant ; ce mur c’est le prolétariat, sa représentation[6]. Les militants passent d’un groupe à l’autre en même temps qu’ils « changent » d’idéologie, en emportant chaque fois dans leurs bagages la même dose d’intransigeance et de sectarisme. Certains accomplissent de très amples trajectoires. Ils vont du léninisme au situationnisme pour revenir à un néo-bolchevisme en passant par le conseillisme. Tous butent contre ce muret sont renvoyés plus ou moins loin dans le temps. Il est la limite d’un ensemble pratico-théorique au sein duquel une combinatoire est possible ; ainsi en Allemagne on a même des trotskystes anti-autoritaires, des trotskystes korschistes, etc.
Au sein de ces groupes comme chez certaines individualités il n’y a pas que des aspects négatifs car un certain nombre de choses ont été comprises mais cela est gâté par un esprit bricoleur complément spirituel de la combinatoire groupusculaire…
Il est évident, comme les articles précédents le signalent, qu’il est impossible de lever le verrou que constitue cette représentation du prolétariat sans remettre en cause la conception marxienne du développement des forces productives, de la loi de la valeur, etc. Toutefois c’est le fétiche prolétarien qui, par suite de ses implications pratico-éthiques, est l’élément qui pèse le plus sur la conscience des révolutionnaires. S’attaquer au fétiche, le reconnaître en tant que tel, c’est faire écrouler tout l’édifice théorico-idéologique. Quel désarroi ! D’autant plus qu’il y a un non-dit : la nécessité de se rattacher à un groupe, de s’identifier à lui pour se sécuriser, pour avoir force d’affronter l’ennemi. Ce n’est pas seulement la peur d’être seul qui se manifeste ici – donc aussi la compréhension corrélative de l’union nécessaire pour constituer la force d’abattre le MPC – mais c’est aussi la peur de l’individualité[7], l’incapacité à affronter de façon « autonome » les questions fondamentales de notre époque. C’est une autre manifestation de la domestication des êtres humains qui souffrent du mal de dépendance.
A partir de là, le mouvement lycéen (Printemps 1973) révèle son importance : il porte au premier plan ce qui, en Mai 68, avait à peine été ébauché, la critique de la conscience répressive. C’est une figure de la conscience qui est née avec le marxisme en tant que concrétisation de la solution du devenir de l’espèce humaine : la révolution prolétarienne doit se produire quand le développement des forces productives le consentira. C’est une conscience légiférante et répressive qui opère pour nier les soulèvements des hommes qui sont taxés de prématurés, de petits-bourgeois, de mouvements d’irresponsables, etc. C’est la conscience au sein de la réification car elle ne peut être qu’organisée ; partis, syndicats, groupuscules sont ses incarnations. Chacun d’eux organise la répression contre ceux qui ne sont pas organisés ou qui ne le sont pas selon ses lois propres. La différence entre ces organisations se mesure dans le quantum de répression qu’elles sont aptes à exercer.
La critique s’attaque au mythe du prolétariat non pas directement, en mettent ce dernier en cause, mais en l’ignorant, et par dérision. A partir du moment où les jeunes ne sont pas tombés dans le piège et ne sont pas allés chercher les organisations ouvrières pour faire le front uni à la Mai 68, les politiciens de tous ordres cherchèrent à les y précipiter. Le PCF, le PS, le PSU, la CGT, la CFDT, etc., sont vite allés auprès des lycéens afin de les « chapeauter ». Ceux-ci, il est vrai, désertèrent souvent les manifestations unitaires et l’on a pu voir la mascarade politique s’étaler indécente : les vieux routiers de la politique et les vieilles pimbêches racornies du PCF et de la CGT – découvrant 5 ans après Mai 68, l’importance politique de la jeunesse – défiler en revendiquant le sursis pour tous, sous l’œil goguenard de lycéens. La jeunesse s’était-elle trompé de corps ?
On a eu dérision aussi lorsqu’au cours de ces événements les politiciens de divers bords affirmèrent à nouveau la primauté du prolétariat et déclarèrent que le moment révolutionnaire essentiel était la grève des O.S., car ils ne peuvent concevoir la révolution que vêtue de bleu de chauffe. Or les O.S. ne posaient rien qui menaça le système capitaliste. Le MPC a accepté depuis longtemps des augmentations de salaires, et en ce qui concerne les conditions de travail, il est apte à les améliorer. La nécessité d’abolir le travail à la chaîne est reconnue aussi dans certains milieux patronaux.
Le mouvement lycéen a ridiculisé les institutions et les hommes qui les défendent. Le prix de la récupération fut le ridicule qu’exhibèrent, à leur corps défendant, tous ceux qui voulaient se mettre à la portée de « nos braves petits jeunes ». Ceux qui voulurent au contraire contrer d’entrée le mouvement et n’y parvinrent pas, étalèrent leur ridicule en manifestant leur dépit. Ainsi les hommes du gouvernement se lamentèrent : on a tout de même fait des députés, un parlement ; c’est avec ça qu’on doit résoudre les questions en suspens… Les jeunes se sont conduits comme si cela n’existait pas. A nouveau, comme en Mai 68, s’est révélé l’incommunication, l’insaisissable[8]. « Nous ne sommes pas fermés aux arguments, mais actuellement, je ne vois pas ce que l’on souhaite » (Fontanet). Belle illusion que de croire que les jeunes veulent dialoguer avec eux, leur opposer des arguments. Il y a soulèvement de la vie[9], recherche d’un autre mode de vie. Le dialogue ne peut être qu’entre les ébauches de réalisation et non entre l’ordre social et ceux qui se soulèvent. S’il y a encore possibilité de dialogue, cela est dû aux balbutiements du mouvement.
Ce qui est fondamental, comme nous le fîmes remarquer déjà en Mai 68, c’est un phénomène profond : « l’inadéquation de la vie humaine à l’aube de son développement avec la société capitaliste » qui est la mort organisée sous les apparences de la vie. Il ne s’agit plus de la mort en tant que moment au-delà de la vie mais de la mort dans la vie, de la mort comme substance de la vie ; l’homme est mort et n’est que rite du capital. Les jeunes ont encore la force de refuser la mort. Ils se rebellent contre la domestication ; ils sont exigence de vie. Il est évident que, pour tous ceux qui ont la bouche pleine de terre et les yeux remplis de fantômes, cette exigence apparaisse irrationnelle ou tout au plus comme celle d’un paradis par définition inaccessible.
La jeunesse est un mal pour le capital parce qu’elle est ce qui n’est pas encore domestiqué. Les lycéens ont manifesté autant contre le service militaire, l’armée, que contre l’école, l’université, et la famille. L’école c’est l’organisation de la passivité de l’être, même lorsqu’on y pratique des méthodes actives, émancipatrices. Libérer l’école serait libérer l’oppression. Au nom de l’histoire, de la science, de la philosophie, l’individu est canalisé dans un couloir de passivité, un monde hérissé de murs ; la connaissance, la théorie constituent autant de barrières infranchissables qui empêchent de voir les autres, de dialoguer avec eux ; le discours doit emprunter certains canaux et c’est tout. Au bout du couloir, il aboutit dans l’usine à domestication : l’armée. Elle l’organise dans une volonté de tuer l’autre ; ce qui structure la dichotomie tracée dans son esprit par la morale laïque : la patrie et les autres, toutes ennemies potentielles. On l’éduque, on le dresse à savoir justifier l’injustifiable : tuer des hommes et des femmes.
Nous ne nions pas qu’un phénomène réformiste s’est manifesté aussi au cours de ces agitations d’avant Pâques. C’est sur celui-ci que peut immédiatement se greffer la récupération, mais ce n’est pas lui qui nous intéresse parce qu’il ne nous renseigne en rien sur le mouvement réel de lutte de l’espèce contre le capital. Comme en Mai 68 ce mouvement superficiel, qui ne peut d’ailleurs parvenir à la surface que poussé par une agitation plus radicale, permettra de mieux structurer le despotisme du capital, de réaliser sa « modernisation ».
L’université, l’école sont des structures trop rigides pour le procès global du capital ; il en est de même de l’armée. Au sujet de cette dernière il faut noter la supercherie qui consiste à opposer armée nationale à armée de métier, et dévoiler le chantage stupide : si l’on supprime le service militaire on aura une armée de métier, une armée prétorienne, alors gare au fascisme ! En fait le système actuel combine les deux : il y a une armée de métier qui éduque, dresse le contingent, l’armée nationale. D’autre part, qu’a donné l’armée nationale tant vantée par Jaurès[10] ? L’union sacrée de 1914, c’est-à-dire le carnage sacré que l’on vénère encore.
La rapide caducité du savoir, le développement des mass-média ont détruit l’école. L’instituteur, le professeur sont, pour le capital, des êtres inutiles. Il tend à les éliminer (enseignement programmé et distribué par des machines) de même qu’il tend à éliminer la bureaucratie, élément inhibiteur de la transmission de l’information, fondement même de la mobilité du capital. La méprise joue ici en ce sens que beaucoup de ceux qui posent la nécessité de la vie sont prêts à accepter des solutions qui éliminent la vie humaine puisqu’elles consisteraient à confier l’enseignement à des machines. En règle générale ceux qui veulent la modernisation proclament leur propre condamnation en tant qu’être ayant une certaine fonction dans cette société ; ils revendiquent leur dépouillement. Même ceux qui prônent le retour à l’autoritarisme rigide d’avant Mai 68 subiront le même sort parce que pour faire triompher leur revendication ils ne peuvent s‘appuyer que sur le capital qui profite donc aussi bien de la gauche que de la droite !
Le despotisme du capital créé de nouveaux modes d’être pour les choses qu’il impose aux êtres humains. Les caractéristiques en sont : la mobilité, l’éphémère, la diversité, tout au moins apparente, l’insignifiance. Ils entrent obligatoirement en opposition avec les vieux comportements, les vieilles attitudes et formes de pensée. Les choses sont les vrais sujets qui imposent aux hommes leur rythme de vie, leur sens limité a leur seule existence, etc. Mais les objets, les choses sont eux-mêmes mûs par le mouvement du capital. Cette nouvelle oppression peut provoquer le déclenchement d’un mouvement insurrectionnel contre ce dernier. Cependant le capital peut à son tour profiter de cette subversion pour se consolider, comme cela se produisit au cours des premières années de ce siècle. La révolte du prolétariat limitée sur le terrain de l’usine, sur le plan de la production, fut un élément favorable au capital pour réaliser sa domination réelle : élimination des couches inutiles à son procès, triomphe du plein emploi, abandon des schémas libéraux, etc.
Nous ne voulons pas dire par là que la révolution doit naître directement de ce heurt, ni que ce sont les hommes et les femmes les plus conservateurs qui en seront les auteurs, nous voulons souligner un fait important : le capital doit dominer tous les êtres humains et, pour ce faire, il ne peut plus s’appuyer uniquement sur les vieilles couches sociales qui sont à leur tour menacées. Borkenau avait déjà compris l’essence de ce phénomène :
« L’écart démesuré par rapport aux révolutions précédentes, traduit un fait nouveau. Jusqu’à ces dernières années, la révolution s’appuyait généralement sur les forces réactionnaires, techniquement et intellectuellement inférieures aux forces de la révolution. La situation a changé avec l’avènement du fascisme. Désormais, toute révolution devra très probablement affronter l’attaque de l’appareil le plus moderne, le plus efficace, le plus impitoyable jamais existé. Cela signifie la fin de l’âge où les révolutions évoluaient librement selon leurs propres lois. »[11]
On ne doit pas oublier qu’en bouleversement constamment le mode de vie, le capital est lui-même révolution. Ce qui amène à reposer la nature de celle-ci, à se rendre compte que le capital peut prendre les forces, pour bouleverser l’ordre établi dans les insurrections dirigées contre la société qu’il domine[12]. Plus que jamais la vision, la compréhension est nécessaire ; toute révolte parcellaire est impulsion pour le mouvement du capital. Or l’incapacité à penser théoriquement, à affronter la réalité dans son devenir historique est le résultat du procès de domestication des hommes ; comme l’impuissance à enraciner cette pensée théorique dans le devenir matériel de notre planète et de notre espèce est due à la coupure sens-cerveau, à la vieille division travail manuel, travail intellectuel (celle-ci est surmontée pour le capital dans le mécanisme automatisé).
La révolution n’est plus strictement synonyme de destruction de l’ancien, de ce qui est conservateur car, ceci, le capital l’a accompli. La révolution apparaît comme un retour à quelque chose (une révolution dans le sens mathématique du terme), à la communauté ; non à une forme de communauté particulière ayant déjà existé. La révolution se manifestera par destruction de ce qui est le plus moderne, le plus progressiste puisque la science est capital. Ce sera en même temps réappropriation de tout ce qui a pu être manifestation, tendance à l’affirmation d’un être humain. Il n’y a pas besoin de ressusciter un discours manichéen pour saisir cette tendance. Ce fut celle qui fit obstacle au mouvement d’autonomisation de la valeur. S’il y a, avec le triomphe du communisme, création de l’humanité, il fallait bien pour que cette création soit possible, que le désir en pointât au cours de siècles. Toutefois ici encore rien n’est facile, ni évident, ni à l’abri du doute. On peut douter de ce qui est humain après le colonialisme, le nazisme puis à nouveau le colonialisme cherchant à se maintenir en dépit de la révolte des pays opprimés (les massacres et les tortures commis par les Anglais au Kenya, les Français en Algérie, les Etasuniens au Vietnam, pour donner quelques exemples saillants) ainsi qu’en présence de la violence bestiale, endémique qui sévit quotidiennement. Est-ce que l’humanité n’est pas trop dévoyée, enfoncée dans son errance « maléfique » pour pouvoir se sauver ?
Le mouvement des lycéens manifeste le caractère de la révolution communiste : la révolution a un titre humain. En effet, il a abordé – peut-être pas dans toute son ampleur – la question de la violence : refus de l’armée, refus du service militaire, refus du droit à tuer pour tous. Les groupuscules de gauche et d’extrême gauche, en dehors des anarchistes, prônent la nécessité d’apprendre à tuer car ils pensent pouvoir « retourner » la mort contre le capital. Or – ceci vise surtout les extrémistes – ils ne se rendent pas compte qu’ils posent d’entrée la nécessité de détruire des être humains pour accomplir la révolution. Comment exalter une révolution en la mettant au bout d’un fusil ? Accepter l’armée pour une raison quelconque c’est renforcer à tous les niveaux, la structure oppressive ; c’est en particulier se mettre à nouveau sous le despotisme de la conscience répressive. Selon elle il faut refouler le non-désir de tuer parce que, plus tard, ce sera nécessaire (certains exaltent même cette nécessité). La conscience m’impose d’être inhumain sous prétexte qu’au jour décrété par une destinée théorique je pourrai enfin me métamorphoser en humain.
« Leur souci [aux différents courants de gauche et d’extrême gauche, N.d.r.] à ce sujet reste d’éviter que ne se produise une convergence entre la volonté « bourgeoise » de supprimer le service militaire et le pacifisme libertaire à base d’objection de conscience toujours plus ou moins latent chez les jeunes » (T. Pfister, in Le Monde du 11. 03. 73)
La violence est une donnée de fait de la société actuelle, il s’agit de la détruire. La révolution est un déchaînement de violence, il s’agit de dominer cette dernière et non de la laisser agir aveuglément ni surtout, de l’exalter et d’accroître son champ d’action. Ces affirmations pour justes qu’elles soient, sont insuffisantes dans la mesure où elles ne précisent pas la nature de la violence qui est fondamentalement déterminée par son objet. La violence qu’on doit prôner, exalter, c’est celle dirigée contre le système capitaliste et non contre les hommes. Mais il est vrai : celui-ci est représenté par des hommes ; donc la violence l’atteint souvent à travers eux. C’est là que se pose la question de sa limitation sinon on demeure sur le plan du capital. Le despotisme de ce dernier généralise la violence contre les hommes ; il ne peut dominer qu’en opposant les êtres humains entre eux et, pour cela, il les investit de rôles divers. D’autre part, lors de conflits, chacun des deux camps présente l’autre comme étant formé d’être non-humains (c’est ainsi que les étasuniens procédèrent encore vis-à-vis des vietnamiens). On peut détruire les hommes que si, au préalable, on les dépouille de leur humanité. Accepter de procéder de la même façon lors de la lutte révolutionnaire, n’est-ce pas simplement copier les méthodes capitalistes et donc contribuer à la destruction des hommes ? Or que font les gauchistes lorsqu’ils théorisent la destruction de la classe dominante (et pas simplement la destruction de ce qui est le support de celle-ci) ou la destruction des flics (le seul bon flic, c’est le flic mort !) ? S’il est vrai qu’on puisse faire l’assimilation CRS=SS au niveau du slogan, car celui-ci traduit bien la réalité des deux rôles, cela ne suffit pas à justifier une destruction. Car 1° cela empêche toute possibilité de miner le corps de police. Les policiers se sentant réduits à un stade infra-humain se révoltent, en quelque sorte, contre les jeunes pour affirmer une humanité qu’on leur dénie, car ce n’est pas en tant que machines à tuer, à réprimer qu’ils se posent alors… 2° tout CRS, tout flic est tout de même un homme. C’est un homme qui a un rôle bien défini comme nous tous. Il est dangereux de déléguer toute l’inhumanité à une fraction du corpus social et toute l’humanité à une autre. Il n’est pas question, à partir de là, de prêcher la non-violence[13] mais de définir rigoureusement quelle est la violence qu’on doit exercer, quelle est la finalité de celle-ci. Pour cela il faut encore préciser : 1° il ne faut pas accepter les masques, les rôles qui nous sont imposés par le capital ; 2° on doit rejeter la théorie postulant que ceux qui défendent le capital doivent purement et simplement être détruits ; 3° on doit refuser de les excuser sous prétexte qu’ils ne seraient pas libres ; que c’est le système qui produit les flics comme il produit les révolutionnaires. L’acceptation de cette dernière proposition conduit soit à la non-violence, soit à réduire les êtres humains à des automates et donc à justifier toute violence exercée contre eux. Il faut au contraire les affronter en tant qu’êtres humains. Si, d’entrée, on leur nie toute possibilité d’humanité comment pourra-t-on la faire apparaître ensuite ? En réalité la plupart pensent à la solution radicale : supprimer les autres, ce qui est encore une méthode de société de classe. Même sur ce plan la révolution s’affirme selon son être : une révolution à un titre humain. Lors de l’affrontement – car il est inévitable – avec les différents individus soutenant le MPC, il s’agit de ne pas réduire l’adversaire à un stade « bestial » ou mécanique, mais de le poser dans son humanité, celle qu’il croit posséder et celle que, potentiellement il peut retrouver. Le combat concerne alors aussi le domaine spirituel, conscientiel. Il faut prouver la mystification de la représentation du capital, mettre ces êtres en contradiction, leur donner le doute.
C’est dans cette perspective qu’il faut traiter du terrorisme. Sa nocivité a été dénoncée mais c’est insuffisant. Accepter le terrorisme c’est capituler devant la puissance du capital ; car il n’est pas que destruction des hommes. Il fait appel à la mort pour susciter une rébellion hypothétique. On peut l’enregistrer en tant que tel, sans approbation ni condamnation mais on ne peut pas le proposer comme mode d’action. Le terrorisme implique le « mur » est perçu en tant qu’obstacle infranchissable, indestructible. Il est aveu de la défaite. Tous les exemples récents le prouvent à suffisance.
Si on reconnaît la domination écrasante du capital on doit reconnaître qu’elle opère sur tous. On ne peut pas désigner comme élus certains groupements qui ne seraient pas marqués par son despotisme. La lutte révolutionnaire, lutte à un titre humain doit reconnaître chez l’autre aussi l’humain possible. La violence doit s’exercer sur soi-même –rejeter la domestication du capital, les explications sécurisantes et valorisantes – comme hors de soi dans le conflit avec les rackettistes groupusculaires, les « capitalistes », les policiers divers, etc.
Ceci ne prend tout son sens que si, simultanément, il y a un refus des anciennes méthodes de lutte. L’importance du mouvement lycéen est d’avoir fait ressortir – comme le fit, dans une moins grande mesure, le mouvement de Mai 68 – que persister à utiliser les méthodes habituelles conduisait inévitablement à la défaite. Depuis cette époque on a compris que les manifestations-promenades, spectacles ou fêtes, ne débouchaient sur rien. Agiter des banderoles, coller des affiches, distribuer des tracts, se heurter à la police, relève d’un rituel dans lequel cette dernière joue le rôle de l’éternel vainqueur. Il est donc important de critiquer à fond les méthodes de lutte pour déblayer un obstacle empêchant la création de nouveaux modes de combat. A cette fin il faut également refuser le vieux terrain de lutte : soit le lieu de travail, soit la rue. Tant que la révolution ne se porte pas sur son terrain mais demeure sur celui du capital, il n’y a pas de dépassement notable, de bond qualitatif révolutionnaire. Or, c’est de cela qu’il s’agit maintenant sinon la révolution va stagner, s’enliser ; la régression nous guettera pour des années. Pour déserter les vieux centres de lutte du capital, il faut simultanément tendre à la création de nouveaux modes de vie. A quoi sert d’occuper les usines (celles d’automobiles par exemple alors qu’il faut en supprimer la production) ? Occuper pour gérer ! Ainsi tous les prisonniers du système s’empareraient de leurs prisons pour pouvoir mieux gérer leur détention. Une forme sociale nouvelle ne se fonde pas sur l’ancienne ; rares sont les civilisations superposées. La bourgeoisie put triompher parce qu’elle livra bataille sur son terrain, les villes. Ceci est encore plus valable pour le communisme qui n’est pas nue nouvelle société, ni un nouveau mode de production. Aujourd’hui ce n’est ni dans les villes, ni dans les campagnes[14] que l’humanité peut livrer le combat contre le capital, mais en dehors ; d’où la nécessité qu’apparaissent des formes communistes qui seront les vraies antagoniques du capital et des points de ralliement des forces révolutionnaires. Avec Mai 68 les exigences de la révolution sont apparues. Le capital a dû les prendre en considération. De ce fait la contre-révolution s’est vue contrainte de se remodeler car elle ne peut être que par rapport à la révolution. Elle essaie justement de limiter le développement de son adversaire, mais elle ne parvient pas parce qu’il se manifeste réellement c’est-à-dire qu’il est irrationnel. L’irrationalité est le caractère fondamental de la révolution. Tout ce qui est rationnel pour l’ordre établi est englobable, récupérable. Toutefois la révolution peut être enrayée si elle demeure sur le terrain de son adversaire ; elle est encore enchaînée. Elle ne peut détruire ses liens et prendre son essor irrépressible qu’en conquérant le terrain de son effectuation.
Le but de la révolution c’est de parvenir à la communauté humaine. Déjà dans son mouvement le but doit se manifester ; il n’est pas possible d’utiliser les moyens de la société de classe, inhumains, pour parvenir au but indiqué. Ainsi c’est une absurdité de vouloir pénétrer les institutions en place pour les faire fonctionner au service du mouvement révolutionnaire. Opérer ainsi c’est demeurer dans la mystification en tant que procès historique ayant son parachèvement dans le capital. Il faut faire apparaître la mystification qui consiste à présenter l’homme comme inessentiel, non déterminant, inutile. Dans le système capitaliste, en effet, l’homme devient superflu, mais il est clair que l’homme en tant qu’invariant depuis son surgissement n’a pas encore été détruit, sinon il n’y aurait même pas l’idée d’une révolte et, du moment que la domestication n’enserre pas la jeunesse, tout est possible. Voilà pourquoi la lutte doit tendre chaque fois à faire ressurgir l’élément humain persistant en chaque être, ce qui implique de ne pas tomber dans le piège de présenter les hommes uniquement sous leur apparence-enveloppe réifiée. Car même dans le cas où l’individu a atteint un degré de réification considérable, le rendant automate organique du capital, il y a la possibilité encore de faire éclater toute cette construction. Ici, c’est le vieux conseil de Marx qu’on doit suivre : il faut non seulement rendre la chaîne visible mais honteuse. Chaque être doit être mis en crise. Dans le heurt avec la police, il faut tendre non seulement à éliminer une force de répression faisant obstacle au mouvement du communisme, mais tendre à faire éclater le système, en provoquant au sein des policiers la résurgence de l’humain.
Ce résultat ne peut pas être atteint à l’aide des vieilles méthodes d’affrontement direct mais de nouvelles comme celle qui consiste à ridiculiser les institutions[15] ce qui revient à les prendre au piège de leur propre existence.
Théoriser, généraliser une telle méthode serait absurde. Un fait est certain c’est qu’elle a pu être efficace et peut l’être encore, mais il faudra en trouver une foule d’autres. Le point essentiel est celui-ci : comprendre qu’il faut changer de terrain de lutte et de moyen ; d’ailleurs cette nécessité a été comprise de façon limitée et parfois négative : les gens qui abandonnent tout et s’en vont sur les routes expriment leur volonté de sortir du cercle vicieux des luttes actuelles.
Les gauchistes en restent au fameux cycle provocation-répression-subversion qui devrait, à un moment donné, engendrer la révolution. Or, une telle position est irrecevable car elle conduit à sacrifier des hommes et des femmes afin de pouvoir en mettre d’autres en mouvement. La révolution communiste ne réclame pas des martyrs car elle n’a pas besoin de réclame. Le martyr devient appât qui doit allécher. Que vaut une révolution qui prend la mort pour appât. La mort devenant un élément essentiel du procès constitutif de la conscience qui est, décidément, difficilement transmissible. Le passage de l’extérieur vers l’intérieur est trop laborieux, heureusement les expédients, les raccourcis sont là. Il y a toujours quelqu’un qui meurt à point nommé (quitte à faciliter son trépas) et l’on va agitant ce cadavre afin d’attirer les mouches révolutionnaires.
La révolution communiste est le triomphe de la vie. Elle ne peut en aucune façon glorifier la mort ou prétendre l’exploiter, ce qui est se mettre encore plus sur le terrain de la société de classe. Aux morts au service du capital, certains opposent ou substituent ceux qui sont tombés pour la révolution : même carnaval de la charogne !
L’erreur profonde dérive du fait que la révolution n’est jamais présentée comme un phénomène nécessaire qui a l’ampleur d’un phénomène naturel ; il semble que, toujours, la révolution dépende strictement d’un groupe quelconque artificier des explosions de conscience. Or, à l’heure actuelle, nous sommes placés devant l’alternative suivante : ou il y a révolution effective (passage de la formation des révolutionnaires à la destruction du MPC ou il y a destruction, sous une forme ou une autre, de l’espèce humaine). Il ne peut pas en être autrement. Dès qu’elle sera enclenchée, il ne sera pas question de justifier quoi que ce soit, mais d’être assez puissant pour éviter les excès. Or ceci ne peut se faire que si les hommes et les femmes tendent individuellement, avant l’explosion révolutionnaire, à être autonomes, à ne plus dépendre d’un chef et donc soient à même de dominer leur propre révolte. Il est bien évident que ceci ne peut être qu’un phénomène tendanciel. Cependant le seul moyen pour qu’il y ait une chance de réalisation c’est d’en finir avec le discours cannibale qui présente la révolution comme un règlement de comptes, comme une extermination physique d’une classe ou d’un groupe d’hommes. Si vraiment le communisme est une nécessité pour l’espèce, il n’a pas besoin de telles pratiques pour s’imposer.
En général la plupart des révolutionnaires doutent de la venue de la révolution ; pour s’en convaincre ils la justifient ; ce qui permet de conjurer l’attente mais masque aussi la plupart du temps la non-reconnaissance de la manifestation de celle-ci. Pour exorciser le doute ils se réfugient dans la violence verbale (encore un substitut) et dans le prosélytisme acharné, obstiné ; ce qui entretient le procès de justification : dès que quelques recrues ont été faites, on a la preuve que la situation est favorable donc on doit encore plus s’agiter et ainsi de suite… S’agiter, c’est révolutionner, c’est exporter la conscience. Ils n’arrivent pas à comprendre que le jour où il y révolution, c’est que justement il n’y a plus personne pour défendre l’ordre ancien. La révolution triomphe parce qu’elle n’a plus d’adversaires. Ensuite c’est différent et c’est là qu’à nouveau se pose le problème de la violence. La nécessité du communisme est une nécessité pour tous les hommes. Le moment où la révolution explosera sera celui où cette exigence leur apparaîtra plus ou moins confusément. Ce qui ne veut pas dire que, du jour au lendemain, ils se seront débarrassés du vieux fatras de la société antérieure. Nous voulons dire par là que ceux qui auront fait la révolution seront aussi bien des hommes de gauche que des hommes de droite et que de ce fait une fois les éléments superstructuraux du MPC détruits, le procès de production global enrayé, mais les présuppositions du capital encore intactes, les vieux comportements, les vieux schémas, etc., tendront à réapparaître tant il est vrai que chaque fois que l’humanité aborde un nouveau moment, une création, elle le fait en se drapant dans le passé, en le réactualisant. Certes, la révolution communiste ne se développera comme les révolutions antérieures mais si ce phénomène aura moins d’ampleur, il n’en constituera pas moins une composante du mouvement post-révolutionnaire. Celui-ci tendra à consolider, raffermir la communauté humaine (à lui donner d’autres dimensions) qui se sera déjà manifestée au cours de la révolution. C’est à ce moment-là que les vieux schémas institutionnels peuvent réapparaître (lors de difficultés) et que même des éléments voulant réaffirmer sous forme déguisée leurs privilèges, tenteront de faire prévaloir des solutions les favorisant. D’autres voudront relancer l’autogestion ; ils n’auront pas encore compris que le communisme n’est pas un mode de production, mais un nouveau mode d’être.
C’est à ce moment-là que la vieille méthode rackettiste qui procède par étiquetage devra être pour toujours éliminée. Il faudra comprendre que le nouveau peut se faire jour sous le voile du passé. Ne considérer que les apparences passéistes c’est se méprendre totalement. Il ne s’agit pas de concevoir le moment post-révolutionnaire comme l’apothéose de la réconciliation immédiate, et que tout le passé oppresseur s’abolira comme par miracle. Il y aura une lutte effective pour que le nouveau mode d’être des hommes se généralise. C’est la modalité de la lutte qui est en cause ici. Tout esprit sectaire, inquisiteur est agent létal de la révolution ; à plus forte raison il ne sera pas que question de recourir à la dictature classique, car on recomposerait un mode d’être des sociétés de classe. Il ne peut y avoir de dépassement de ce moment d’ajustement qu’au travers d’une manifestation libératrice des différents êtres humains. C’est la pression communiste, c’est-à-dire la pression de l’immense majorité des être humains créant la communauté humaine qui permettra, aidera à lever les obstacles ; grâce à une affirmation de la vie où « si tu supposes l’homme en tant qu’homme et son rapport au monde comme un rapport humain, tu ne peux échanger que l’amour contre l’amour, la confiance contre la confiance » (Marx). Le cas de heurts violents ne pourra qu’être exceptionnel.
Penser qu’il faille une dictature c’est penser que la société humaine ne sera jamais mûre pour passer au communisme. Ce qui est long, douloureux, difficile, c’est d’arriver à ce point singulier où se dévoile la mystification, c’est-à-dire la compréhension de l’errance de l’humanité, le fait qu’elle s’est engagée dans une voie qui est celle de sa destruction et que ceci est dû en grande partie au fait qu’elle a confié sa destinée à ce monstrueux système automatisé, le capital, la prothèse comme le nomment G. Cesarano et G. Collu[16]. Alors, les hommes et les femmes se rendront compte qu’ils sont les éléments déterminants, qu’ils ne doivent pas abdiquer leur pouvoir à la machine, aliéner ainsi tout leur être, croyant, par là, atteindre le bonheur.
A partir du moment où ce point est atteint, c’est fini. Il sera impossible de faire retour en arrière. Toute la représentation du capital s’effondrera comme château de cartes. L’homme n’ayant plus le capital dans la tête pourra se retrouver et retrouver ses semblables ; dès lors la création d’une communauté humaine ne peut plus être enrayée.
L’idéologie, la science, l’art, etc., au travers de toutes les institutions, les organisations, essayent de faire accepter de façon absolue que l’homme est inessentiel, qu’il ne peut rien faire (non pas tel homme particulier, de telle époque, mais l’homme en tant qu’invariant) que si nous sommes parvenus au stade actuel c’est parce qu’il ne pouvait pas en être autrement, à partir du moment où nous avons accepté d’utiliser et de développer la technique. Il y a une fatalité liée à la technique. Si l’homme n’accepte pas cette dernière, il ne peut pas progresser. Donc, on ne peut que remédier à certains maux, mais non échapper à l’engrenage qui est cette société elle-même. Ce qui est déterminant dans la prise au piège, l’immobilisation des hommes, c’est la représentation du capital, qui consiste en ceci : se représenter un procès social rationnel comme étant celui du capital, ce qui implique que le système ne peut plus être perçu comme oppressif ; d’où expliquer les aspects négatifs, il est fait appel à des phénomènes désignés comme extra-capitalistes[17].
L’essentiel est donc de briser un comportement lequel permet le parasitage du cerveau humain par la représentation du capital. Il faut détruire le comportement de domestique dont le maître est le capital. Cela est d’autant plus urgent que de nos jours la vieille dialectique du maître et de l’esclave tend à s’abolir par suite de l’inessentialité de l’esclave : l’homme.
La lutte contre la domestication doit être comprise à l’échelle mondiale. Là aussi des forces importantes se sont levées ; ainsi tous ceux qui mettent en cause le schéma unilinéaire de l’évolution humaine, qui contestent que le MPC ait pu être un progrès pour tous les pays, démythifient la rationalité à priori, universelle, du système capitaliste.
Les pays qui aux yeux des prophètes de la croissance, du décollage économique sont arriérés, ou en voie de développement, sont en réalité des pays où le MPC ne réussit pas s’implanter. En Asie, en Amérique du Sud comme en Afrique, des millions d’hommes ne parviennent pas à être pliés au despotisme du capital. Leur résistance est le plus souvent négative, en ce sens qu’ils sont incapables de poser une autre communauté. Elle est cependant essentielle pour maintenir, à l’échelle mondiale, un pôle de contestation humaine que la révolution communiste seule peut transformer en mouvement de constitution d’une nouvelle communauté ; de plus, lors de l’éclatement de la révolution, ce pôle aura une influence déterminante dans l’œuvre de destruction du capital.
Dans les pays arriérés la jeunesse s’est soulevée (à Ceylan, à Madagascar 1972, mais aussi de façon moins puissante au Sénégal, en Tunisie, au Zaïre, etc.), sous des mots d’ordre différents, pointent les mêmes exigences qu’en occident. Ainsi, depuis plus de 10 ans, l’insurrection de la jeunesse affirme son caractère fondamental : l’antidomestication. Sans vouloir faire le prophète il est important de tenter de lui discerner une perspective. En Mai 68, nous rappelâmes la prévision de A. Bordiga au sujet d’une reprise du mouvement révolutionnaire aux alentours de 1968 et la révolution pour la période 1975-1980. Nous maintenons cette dernière « prophétie ». Les récents événements politico-sociaux, économiques confirment cette prévision et divers auteurs en arrivent à la même conclusion. Le MPC se trouve devant une crise qui le secoue de fond en comble. Ce n’est pas la crise style 1929 bien que certains éléments de cette dernière puissent s’y retrouver ; c’est une crise de transformation profonde : il faut que le capital se restructure pour pouvoir enrayer les conséquences destructrices de son procès de production global. Tout le débat sur la croissance l’a bien mis en évidence, mais les protagonistes croient pouvoir endiguer le mouvement du capital et affirment qu’il faut ralentir le temps, décélérer… C’est pourquoi le seul moyen pour le capital de ne plus être confronté à l’opposition des hommes est d’accéder à une domination absolue sur eux. C’est contre une telle domination qui se profile nettement à l’horizon de nos vies que se lève le vaste mouvement de la jeunesse que divers adultes commencent à comprendre, soutenir.
Presque partout on a assisté à cette montée révolutionnaire sauf dans un immense pays, l’URSS, qui pourrait jouer un rôle inhibiteur tel que la révolution serait enrayée pour longtemps, infirmant notre prévision, le transformant en un vœu pieux. Or, les événements de Tchécoslovaquie, de Pologne, le renforcement constant du despotisme en république soviétique indiquent, négativement, que la subversion n’est pas absente là-bas ; même si nous n’en avons que de faibles échos. Il fallut réprimer d’autant plus violemment qu’il fallait empêcher la généralisation d’un soulèvement. D’autre part le mouvement de déstalinisation joue – en tenant compte des différences historiques considérables – le même rôle que la révolte des nobles en 1825, relayée par celle de l’intelligentsia puis par le mouvement populiste au sens large. Nous pensons de ce fait qu’à l’heure actuelle existe une subversion qui va bien au-delà de l’opposition démocratique de l’académicien Zakharov. On doit tenir compte, en outre, de certaines constantes historiques. C’est en France et en Russie que nous avons eu généralisation de phénomènes révolutionnaires nés dans d’autres pays ; c’est là qu’ils acquirent leur plus grande radicalité. La révolution française généralisa la révolution bourgeoise à la zone européenne ; la révolution russe généralisa la révolution double au sein de laquelle triompha finalement la révolution capitaliste uniquement. La révolte étudiante n’est pas née en France, c’est pourtant là qu’elle fut capable d’ébranler la société capitaliste qui en subit encore les conséquences. En URSS on ne peut pas avoir un ébranlement révolutionnaire tant que les conséquences de la révolution de 1917 ne sont pas épuisées : la série des révolutions anticoloniales ; maintenant que la plus importante de celles-ci, la révolution chinoise, a accompli son cycle, on va voir s’ouvrir en URSS le nouveau cycle révolutionnaire.
Il y eut un décalage historique important entre révolution française et révolution russe, il en est de même en ce qui concerne le surgissement du nouveau cycle révolutionnaire. A notre époque le despotisme du capital est plus puissant que ne le fut celui du tsar, et, de plus, la sainte alliance URSS-USA se révèle plus efficace que celle du siècle dernier entre l’Angleterre et la Russie. Le phénomène peut être retardé mais non aboli ; nous pouvons prévoir qu’en URSS la dimension « communautaire » de la révolution sera plus nette qu’en occident, la faisant progresser à pas de géant.
Dans une période de contre-révolution totale, Bordiga ne put résister à l’effet dissolvant de celle-ci que parce qu’il avait une vision de la révolution à venir et surtout parce qu’il déplaçait le point de réflexion concernant la lutte : non plus uniquement se pencher sur le passé – simple poids mort en ces périodes là – ni sur le présent dominé par l’ordre établi, mais sur le futur. Il affirma : « Nous sommes les seuls à établir notre action sur le futur ».
Dès 1952, il avait écrit : « Nous sommes plus forts dans la science du futur que dans celle du passé présent » (Explorateurs de l’avenir, in Battaglia Comunista, n°6).
De s’être branché ainsi sur le futur lui permit de percevoir le mouvement révolutionnaire actuel (non dans ses caractéristiques propres). Depuis cette époque, l’industrie du futur est née et a pris une vaste ampleur. Le capital pénètre dans ce nouveau domaine et se met à l’exploiter, provoquant une nouvelle expropriation des hommes et renforçant leur domestication. Cette emprise sur le futur distingue le MPC des autres modes de production. Dès le début, pour le capital, le rapport au passé et au présent se révèle moins important que le rapport au futur. En effet le seul échange vivifiant pour lui, c’est celui avec la force de travail ; la plus-value créée, capital potentiel, ne peut devenir capital effectif qu’en s’échangeant contre le travail futur. C’est-à-dire qu’au moment présent où la plus-value est engendrée celle-ci n’a de réalité que si dans un futur qui peut n’être qu’hypothétique et qui n’est pas obligatoirement proche, il y a manifestation d’une force de travail. Si ce futur n’est pas le présent (désormais passé) s’abolit : dévalorisation par perte total de substance. Il est donc clair que d’entrée le capital doit dominer le futur pour qu’il y ait assurance d’accomplissement de son procès de production. Le système du crédit lui permet de réaliser cette conquête. Dès lors le capital s’est bien approprié le temps qu’il modèle a son image, le temps quantitatif[18]. Toutefois au travers de l’échange avec le travail futur c’était la plus-value présente qui était réalisée, valorisée, avec le développement de l’industrie du futur, il y a capitalisation de ce dernier. Celle-ci réclame une programmation du temps qui s’exprime de façon scientifique dans la futurologie. Désormais le capital produit le temps[19]. Où les hommes peuvent-ils dorénavant placer leurs utopies et leurs uchronie ?
Aux époques antérieures les sociétés en place dominaient le présent et, dans une moins grande mesure, le passé, le mouvement révolutionnaire avait pour lui le futur. Les révolutions bourgeoises et les révolutions prolétariennes devaient assurer le progrès qui n’est que par existence d’un futur valorisé par rapport à un présent et un passé à abolir. Dans les deux cas, d’une façon plus ou moins accentuée, le passé était empire des ténèbres, le futur celui des lumières. Le capital a conquis le futur. Il ne craint plus les utopies, il tend même à les produire. Le futur est rentable. Produire un futur c’est conditionner les hommes, dès maintenant, en fonction d’une certaine production, c’est la programmation absolue. L’homme carcasse du temps (Marx) est exclu du temps. La domination du passé, du présent et du futur avec exclusion de l’homme permet la représentation structurale où tout n’est que combinatoire de rapports sociaux, de forces productives ou de mythèmes, etc. La structure en se parachevant élimine l’histoire. Or, l’histoire c’est ce que les hommes ont fait.
On conçoit à partir de là que la révolution communiste doit non seulement poser un autre temps mais surtout l’unir à un nouvel espace. Tous deux seront créés simultanément par suite d’un nouveau rapport des êtres humains à la nature : la réconciliation. Nous l’avons dit, tout ce qui est parcellaire est pâture de la contre-révolution. Ce n’est pas la simple totalité que l’on doit revendiquer mais l’union de ce qui a été séparé, médiatisé par l’être futur, individualité et Gemeinwesen. Cet être futur existe déjà en tant qu’exigence totale et c’est celle-ci qui exprime le mieux le caractère révolutionnaire du mouvement du Mai 68 et du mouvement des lycéens du printemps 73.
La lutte révolutionnaire est lutte contre la domination qui se manifeste dans tous les lieux, les temps, comme dans les divers aspects de la vie. Depuis 5 ans, la contestation envahit tous les domaines de la vie du capital. Maintenant la révolution peut poser son vrai terrain de lutte dont le contre est partout, la surface nulle part[20] tant sa tâche est infinie : détruire la domestication posant la manifestation infinie de l’être humain à venir. Nul optimisme ne nous chuchote que dans 5 ans commencera la révolution effective : la destruction du MPC !
Jacques CAMATTE
(Mai 1973)
[1] Ce qu’on appelle crise monétaire ne concerne pas simplement l’établissement d’un nouveau prix de l’or, le rôle de ce dernier, l’instauration d’un nouvel équivalent général (un nouveau système étalon), la mise au point de parités « valables » entre les monnaies nationales, l’intégration des économies de l’Est dans le marché monétaire (capital en tant que totalité, Marx) mais il s’agit du rôle du capital sous sa forme argent ; plus précisément du dépassement de la forme argent elle-même, de même qu’il y eut un dépassement de la forme marchandise.
[2] La présupposition d’une telle revendication absurde est une illusion scientifique : la prétendue infériorité biologique de la femme. De là comme une injonction : la science a mis en évidence une tare, à elle de la lever. En fait s’il n’y a plus besoin d’hommes (parthénogenèse) puis s’il n’y a plus besoin de femmes (cultures d’embryon dans des flacons et même culture d’ovaires) on ne peut poser la question : y a-t-il encore besoin de l’espèce humaine, n’est-elle pas superflue ? Ces gens-là croient tout résoudre par la mutilation. Pourquoi ne pas proposer de supprimer la douleur en supprimant les organes des sens ? Rendre l’humanité superflue c’est ce à quoi tendent tous ceux qui veulent résoudre les questions sociales, humaines, par la science et la technologie.
Il est évident qu’on ne saurait réduire le mouvement féministe à l’aspect indiqué ci-dessus. On reviendra ultérieurement sur l’importance considérable qu’il a eu dans la lutte contre le capital. C’est dans la critique de la société capitaliste ainsi que du mouvement révolutionnaire traditionnel, qu’il a apporté des éléments remarquables.
[3] La lutte des hommes contre le capital n’a été vue qu’au travers d’un prisme étroitement classiste. Seuls ceux qui se réclamaient activement du prolétariat pouvaient être reconnus comme adversaires réels du capital, les autres n’étaient que des romantiques, des petits-bourgeois, etc. Même en raisonnant en termes classistes, c’est limiter une classe que de la borner dans des limites purement classistes surtout lorsqu’elle a pour mission de détruire les classes. C’est l’empêcher de poser son procès d’autodestruction que de lui interdire de prendre en considération le discours tragique de certains hommes qui se dressèrent contre le capital sans même percevoir ni individualiser leur ennemi (exemple : Bergson). A l’heure actuelle où cette problématique classiste a perdu toute base solide, il est bon de tenir compte du contenu de la pensée et des mouvements de droite. La droite étant ce mouvement d’opposition au capital voulant restaurer un moment bien déterminé du passé. Ainsi le courant de l’Action française puis de la Nouvelle Action française, revendique, afin d’éliminer les conflits de classe, l’hyperindividualisme capitaliste, la spéculation, etc., une communauté qui ne peut être garantie, selon eux, que par la monarchie (cf. en particulier Le capitalisme in Les dossiers de l’Action française).
Il semblerait que tout courant se heurtant au capital soit obligé de poser une donnée humaine, pas n’importe laquelle, une donnée profondément invariante où les hommes peuvent se retrouver. C’est la communauté que les nazis, eux aussi, voulurent, avec la Volksgemeinschaft, instaurer-restaurer (cf. également leur idéologie de l’Urmensch, homme originel). Beaucoup se sont mépris, à notre avis, sur ce phénomène et n’y ont vu qu’une affirmation totalitaire, démoniaque. Or, les nazis reprenaient là une vieille revendication théorisée d’ailleurs par les sociologues allemands comme Tönnies, M. Weber. L’école de Francfort et tout particulièrement Adorno, en revanche, a sombré dans le pire démocratisme par incapacité à comprendre le phénomène et ne pu se rendre compte que la grandeur de Marx fut de poser la nécessité de reformer la communauté et d’avoir reconnu que c’est un mouvement total de l’espèce qui tend à cette reformation.
Les problèmes sont là pour tous, dans leur prégnance et dans l’urgence de leur solution. De divers horizons politiques, les hommes tendent à les résoudre. Ce ne sont pas ces problèmes qui déterminent le caractère révolutionnaire ou contre-révolutionnaire mais leur solution, qu’elle soit effective ou non. Là encore se manifeste un avatar de la pensée rackettiste : il y aurait des chasses gardées théoriques pour les bandes de droite comme pour les bandes de gauche ; entrer dans l’une ou dans l’autre des zones réservées entraîne automatiquement l’attribution de l’étiquette. Donc réification, l’objet est déterminant, le sujet est passif.
[4] Cf. le tract diffusé en Mai 1968 et publié dans le n°3 d’Invariance, série 1 : A propos de la Semaine rouge : L’être humain est la véritable communauté (Gemeinwesen) de l’homme ; et l’article Mai-Juin 1968 : Théorie et action, in Invariance, série 1, n°4, 1968
[5] Nous voulons parler de techniciens, de savants, d’hommes politiques ou économiques comme les membres du Club de Rome, S. Manholt, R. Dumont, H. Laborit, etc.
[6] L’homme n’est pas constamment immergé dans la nature, l’existence n’est pas toujours unie à l’essence, l’être à la conscience, etc. De la séparation, naît la représentation. A partir du moment où le temps est pensé dans son irréversibilité, que donc le sujet passé est séparé du sujet présent, la mémoire est déterminante ; la représentation intervient. Traiter de cette dernière conduirait donc à réexaminer la philosophie et la science, ce qu’il faudra bien entreprendre un jour. Pour le moment nous voudrions indiquer au lecteur qui peut être amené à faire des rapprochements avec des affirmations similaires (en effet d’autres avant se sont préoccupés de l’importance de la représentation dans les conduites sociales : Cardan et l’imagination, les situationnistes et le spectacle ; sur le plan du savoir, Foucault a analysé l’importance de la représentation au XVI° siècle ; nous l’avons-nous même affrontée lors de l’étude de la mystification démocratique) que nous employons ce mot dans le sens où, à la suite de Marx (Vorstellung), nous l’avons utilisée pour indiquer, par exemple, que la valeur doit être représentée dans un prix. Dans A propos du Capital (Invariance, série II, n°1) nous avons très brièvement indiqué que le capital parvenait à âtre représentation qui s’autonomisait. Dès lors il ne peut exister vraiment que s’il est reconnu par tous. Voilà pourquoi les hommes doivent intérioriser la représentation du capital.
La question de la représentation est très importante. A partir du moment où il n’y a plus union immédiate homme-nature (si tant est qu’elle n’ait jamais existé) la représentation est nécessaire. Elle est appropriation du réel et moyen de communication entre les être humains. En ce sens, elle ne peut pas être abolie ; l’être humain ne pouvant pas exister en une unité indifférenciée avec la nature. C’est son autonomisation – autre mode d’affirmation de l’aliénation – qu’il faut enrayer.
[7] Ceci a été mis en évidence par N. Brown dans Eros et Thanatos. La peur de l’individualité est insuffisante pour expliquer le phénomène profond qui pousse les être humains à se couler dans un moule, à s’identifier à un être-type, à se noyer dans un groupe. L’homme a peur de lui-même, car il ne se connaît pas. Il lui faut donc un énorme effort pour pouvoir conjurer les « excès » qui peuvent perturber l’ordre social et le sien propre. Il semblerait que les organisations sociales soient trop fragiles pour pouvoir accepter le libre développement des potentialités humaines. Avec le MPC tout est possible en tant qu’élément de capitalisation mais ce n’est chaque fois qu’un possible permis ; cela veut dire que l’individu a une modalité d’être normale ou anormale ; la totalité n’est que dans le discours du capital, inaccessible et pervertie.
Cette peur transparaît nettement dans la plupart des utopies où triomphe le despotisme de la rationalité égalitaire.
[8] Cf. l’article de P. Drouin, in Le Monde du 27.03.73, et aussi le livre de R. Tourneux, Le mois de mai du général, qui essaie de glorifier l’action de De Gaulle, mais qui n’aboutit qu’à mettre en évidence à quel point le grand homme fut dépassé par les événements et ne comprit pas ce qui se passait.
[9] Cf. l’article de P. Viansson-Ponté, in Le monde du 31.12.72. En 1964, P. Cardan avait compris l’importance exceptionnelle de l’insurrection de la jeunesse mais il la perçut comme extérieure, comme quelque chose qu’il fallait savoir utiliser, ce qui était le tribut idéologique payé à la vieille conception de la conscience venant de l’extérieur.
« Le mouvement révolutionnaire pourra donner un sens positif à l’immense révolte de la jeunesse contemporaine et en faire le ferment de la transformation sociale s’il sait trouver le langage vrai et neuf qu’elle cherche, et lui montrer une activité de lutte contre le monde qu’elle refuse » (Socialisme ou Barbarie, n°35, p. 35)
[10] Cf. L’armée nouvelle. La lecture de ce livre montre à quel point le « fascisme » n’avait pas besoin d’inventer une théorie car elle avait été produite par la social-démocratie internationale. Jaurès voulait réconcilier l’armée et la nation (que voulut et réalisa Hitler ?). Ceci fut accompli et, en 1914, les braves français partirent gaiement pour le carnage. Quelle différence entre le culte jauressien de la patrie : « Elle tient par ses racines au fond même de la vie humaine et, si l’on peut dire, à la physiologie de l’homme » (éd. 10/18, p. 268).
Vers la même époque, outre-Rhin, Bebel tint à peu près le même discours.
[11] Cité par Chomsky, in L’Amérique et les nouveaux mandarins, éd. du Seuil, p. 196
[12] Le MPA connut lui aussi plusieurs mouvements insurrectionnels de grande amplitude qui le régénérèrent. Certaines révoltes furent même, d’après divers historiens, suscitées par l’Etat lui-même ; la grande révolution culturelle maoïste ne serait qu’une réédition de celles-ci. Ces faits confirment notre thèse maintes fois avancée sur la convergence entre MPC et MPA.
[13] Celle-ci d’ailleurs n’est qu’une violence larvée, hypocrite ; une manifestation de l’incapacité à être.
[14] Il est clair que la vieille opposition ville/campagne n’existe plus. Le capital urbanise la planète, c’est la minéralisation de la nature. Nous assistons à de nouveaux conflits entre les centres urbains et les zones campagnardes où persistent encore quelques paysans. Les centres urbains réclament de plus en plus d’eau ce qui conduit à la construction de nombreux barrages à des distances atteignant cent et parfois même 200 kilomètres. Cela provoque la destruction de bonnes terres de culture, de chasse ou de pêche mais contribue aussi à priver d’eau les paysans car toutes les sources sont captées pour alimenter un barrage ou un canal. Ce conflit peut affecter une même personne, telle celle qui réside en vielle et possède une résidence secondaire « à la campagne ». On voit par là qu’on est bien au-delà de la question paysanne traditionnelle ; il s’agit du rapport global des hommes à la nature et de la remise en cause de leur mode d’être actuel.
[15] Comme l’on fait des psychiatres étasuniens qui se sont fait volontairement internés dans des cliniques psychiatriques montrant par là qu’il n’y avait aucun savoir pate à définir la folie. Ajoutons que la folie actuelle est une production nécessaire au capital.
[16] Cf. Apocalypse et révolution, éd. Dedalo, 1973. Ce livre se présente comme « un manifeste de la révolution biologique ».Il est d’une grande richesse de contenu qu’on ne peut résumer ici. Les auteurs traitent eux aussi de la question de la représentation et de la symbolique dans les rapports sociaux (cf. note 6). Voici deux passages qui éclairent quelque peu leur position :
« Les commentateurs progressistes du rapport du MIT et des propositions de Mansholt ont tort quand ils affirment que le capital ne peut subsister sans accroître continuellement la production de marchandises, substrat de sa valorisation, s’ils entendent par marchandises uniquement les « choses ». Peu importe la nature de la marchandise, si elle est « chose » plutôt que « personne ». Pour que le capital puisse continuer à s’accroître en tant que tel, il suffit qu’au sein de la circulation subsiste un moment où une marchandise quelconque assume la tâche de s’échanger contre A pour s’échanger ensuite avec A’.Ceci est, en théorie, parfaitement possible, pourvu que le capital constant, au lieu d’être investi en majorité dans les implantations aptes à produire exclusivement des objets, le soit dans les implantations aptes à produire des « personnes sociales » (services sociaux et « services personnels ») » (p. 82)
« La cohérence suprême du fictif c’est celle de se montrer, enfin, en tant que représentation parfaite et donc en tant qu’organisation d’apparences parfaitement irréelles ; celle de s’achever dans sa séparation définitive du concret, dans sa propre disparition sensible (le fictif est l’essence de toute religion). Mais c’est seulement en se manifestant comme subjectivité consubstantielle au mouvement organique naturant, à sa capacité globale en procès que l’espèce pourra s’émanciper définitivement de la prothèse, se libérer du fictif et des religions. La révolution biologique consiste dans l’inversion définitive du rapport qui a vu tout au long de la préhistoire [Toute la période précédant la révolution communiste], la corporéité de l’espèce assujettie à la domination de la machine sociale ; dans l’affranchissement de la subjectivité organique ; dans la « domestication » irréversible de la machine, en tous ses modes possibles d’apparition. » (p. 135)
[17] Voici un exemple remarquable: « En conclusion, constations que le financement de la croissance n’est presque pas assuré par les mécanismes propres au système capitaliste. Ils impliqueraient, en effet, que des particuliers acceptent de s’endetter pour emprunter des liquidités qu’ils engageraient en placements non liquides auprès de telle ou telle entreprise dont ils parieraient la croissance. L’argent frais pénètrerait ainsi dans l’économie par la Bourse. Et les entreprises ainsi financées par la Bourse, n’auraient pas besoin de s’autofinancer. En l’absence d’inflation, le montant de l’endettement des particuliers serait égal au montant des liquidités nécessaires à la croissance et pas plus.
En fait pour financer la croissance, le système capitaliste implique l’existence de parieurs prêts à perdre en nominal le montant de leur mise, s’ils se sont trompés sur la croissance escomptée de telle ou telle entreprise. Le montant de ces paris étant insuffisant, les entreprises doivent s’endetter directement auprès des institutions financières. Ce mécanisme existe en système non capitaliste…
En définitive, avec l’existence du taux d’intérêt, prix de l’argent non prêté (en cas de placement en liquidités) ou prêté pratiquement sans risque de perte en nominal (obligations), le système capitaliste ne finance que très partiellement la croissance, et engendre une inflation cumulative » (J. Fau, « Analyse de l’inflation », in Le Monde, 05.12.1972).
[18] Ce qui caractérise le capital ce n’est pas tellement l’affirmation quantitative et la négation du qualitatif, mais c’est une contradiction fondamentale entre les deux, dans laquelle le pôle quantitatif tend à fonder toute qualité.
IL ne s’agit pas de vouloir la qualité en niant la quantité, comme on ne revendique pas la valeur d’usage en niant la valeur d’échange. Il faut une mutation totale qui permette d’abolir toute logique de la domination. Car qualité et quantité sont intimement liées à la mesure et le tout à la valeur. La mesure est opérante au niveau de la valeur d’usage comme à celui de la valeur d’échange. Dans le premier cas elle est en liaison directe avec une domination des hommes : les valeurs d’usage mesurent la position sociale, le poids d’oppression d’un individu particulier. Il y a un despotisme de la valeur d’usage comme il y en a un de la valeur d’échange et maintenant du capital. Dans ses notes au livre de James Mill, Marx dénonce l’utilitarisme, philosophie qui réduit l’homme à son usage mais où l’échange tend à s’autonomiser.
[19] Sternberg a remarquablement exprimé cela dans Futur sans avenir.
[20] Telle est la définition de l’infini donnée par Blanqui (qui modifie quelque peu la fameuse phrase de Pascal). Cf. L’éternité par les astres, éd. La tête de Feuille, p. 119.
Aucun commentaire:
Enregistrer un commentaire